Comme un fleuve immense, né des
inaccessibles hauteurs d’antiques montagnes et
qui, depuis des temps incalculables promène sous
le soleil sa grande fraîche vie coulante et
chantante, tu cours à travers les siècles, ô belle
et douce Langue Arménienne ! ta source se perd
dans la brume mystérieuse des cimes chenues du
Passé. A travers la majesté des ombres fabuleuses,
tel un chêne puissant penché sur ton onde
naissante, nous entrevoyons encore la sereine
figure du gigantesque Haïk, père de notre race,
qui épancha sur toi son mâle regard de premier
révolté contre la Tyrannie. Et à la tendresse
charmée de nos yeux filiaux, s’offre toujours la
grâce fière du bel Ara, qui, tel un parterre de
lys, brilla un moment sur tes rives, puis, fidèle
à l’Amour et à la Patrie, mourut d’une vaillante
mort, d’une mort radieuse et pure comme un jardin
de grandes roses rouges. Et dans le cours des âges
plus nettement connus, que de figures de
princesses de sole, de héros de fer, de prophètes
d’encens et de poètes de feu qui mirèrent leur
rêve dans tes eaux !
Cent races, parmi les plus fortes
et les plus fines, parmi les plus féroces et les
plus nobles, traversèrent tes rives. Maintes
d’entre elles, qui eurent la noire pensée de te
faire tarir, ont péri à jamais, ensevelies dans la
poussière soulevée par leur impétueux passage ; et
toi, prenant à chacune d’elles une lueur, une
nuance, un couleur, des paillettes, tu les
recueillis dans ton sein, tu en enrichis la
splendeur de ta tunique, et, toujours vivace et
alerte, tu poursuivis ta course à travers les
siècles.
Qui nous fera réentendre les
cantiques grandioses, les nobles odes et les fiers
et libres chants de triomphe que tes flots
entonnèrent en ces jours d’or, où le coursier de
la gloire, aux yeux de flamme, à la crinière de
feu, aux sabots de lumière, s’élançait fougueux
sur les terres que tu baignais, conduit par les
fortes mains des Tigrane et des Tiridate ! Ils
dorment enfouis pour toujours sous les ténèbres du
temps. Mais nous retrouvons leur écho dans cette
puissante et parfaite symphonie que tu fis
retentir sous le souffle divin de la pléïade
mesropienne, lorsque en tes rives parées des plus
belles fleurs du monde, tes flots, revêtus de ta
pourpre natale et resplendissant de tout l’or du
soleil, se déroulèrent avec la magnificence d’un
cortège royal.
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Un jour, un orage t’ébranla, et
tes eaux écumantes, tourbillonnantes, rugissantes,
ténébreuses et déchirées d’éclairs, élevèrent un
étrange chant, frénétique et harmonieux, noblement
âpre et suavement terrible, un chant qu’on eût dit
entonné par la trompette d’un archange saisi
d’épouvante et de pitié au-dessus des horreurs de
l’enfer béant. C’était l’âme du moine de Narek qui
passait sur toi.
Des temps après, une nuit de clair
de lune t’a fait, avec une incomparable douceur,
fleurir de lumière. Tes eaux, en petits flots
paisibles mollement bercés dans une bienheureuse
extase, miroitant sous une mielleuse pluie de
lueurs argentées, chantèrent un cantique d’amour
et de bénédiction. C’était le cœur de Nersès le
Gracieux qui rayonnait sur toi…
Vinrent les jours de désastre. La
gloire et la puissance abandonnèrent tes rives. La
misère s’appesantit sur toi. Des vents mauvais te
déchirèrent le sein de leurs ailes noires. Une
averse de sang tomba sur toi et te rougit. Des
amas lugubres de cadavres jonchèrent tes flots.
Ton onde fut souillée, se revêtit des couleurs
impures de la putréfaction. Et tu sentis un moment
les ténèbres de la Mort planer sur toi. Mais ta
force intime vainquit la Mort, et tu ressuscitas,
retrempée et plus jeune que jamais. Un printemps
nouveau resplendit, purifia tes eaux, leur donna
une transparence de cristal et un éclat de perle ;
une brise aux ailes légères rafraîchit ton sein ;
une clarté mauvaise fit pleuvoir sur toi des roses
et des lys ; sur tes rives des vignes
s’épanouirent, et des rossignols vinrent, cachés
dans leurs ombres amies, moduler leurs tendres
chansons ; c’était l’essaim mélodieux des
Trouvères…
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Et aujourd’hui, après avoir
traversé tant de paysages, tant de siècles et tant
de péripéties, après avoir connu les plus pures
gloires et les plus formidables désastres, tu
coules toujours, ô Langue Arménienne, tu coules
vivace et limpide. Ta source séculaire ne t’a
point fatiguée, ne t’a point vieillie. Le secret
de la jeunesse éternelle est en toi. Tu unis
maintenant la somptuosité de la tunique d’or de
tes grands jours classiques à la délicate grâce de
la période nacrée des Trouvères ; tantôt tu as
l’ineffable douceur du regard lourd de tendresse
de nos mères, tantôt le vif éclat de l’âme
d’airain de nos héros ; parfois tu reflètes
l’effroyable rougeur de la géhenne de nos
infortunes, et parfois le rayonnement solaire de
nos nobles espérances. Et par toutes les bouches
de tes eaux tu chantas la Liberté avec un accent
si profond, si intense et si doux, que l’Orient
tout entier s’est ébranlé, et qu’à travers l’ombre
qui l’ensépulcre nous voyons déjà luire les
premiers rayons d’une grande Aube…
O notre Langue, miroir de pureté,
de tendresse et de vaillance, tu es notre âme,
notre sang, notre honneur et notre gloire. Tu es
une des plus hautes expressions de la force
universelle. Tant que la Vie durera sur la Terre,
tu poursuivras triomphalement ta claire et
généreuse course à travers les plaines infinies du
Temps.
Constantinople,
12 octobre 1908
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